Sans remettre en question le talent indiscutable de Mary Shelley et de son inoubliable Victor Frankenstein, on regrettera toutefois que le succès planétaire de son « Prométhée moderne » ait eu pour conséquence de faire sombrer dans l'oubli d’authentiques figures historiques qui méritaient tout autant de briller au firmament.
Ignace de Frankenstein, le Prométhée prémoderne.Moine itinérant né dans la Saxe en 1214, Ignace de Frankenstein ne maîtrisait pas les pouvoirs du galvanisme ou des éléments mais était animé de la foi inébranlable qu'avaient les hommes de ce temps-là. Désireux comme c'était la coutume à l'époque de hâter le retour du Christ sur Terre, il entreprit d'assembler un saint complet en cousant les reliques qu'il volait nuitamment dans les églises qui lui accordaient le gîte. Si son projet n'a jamais pu être mené à bien, la raison exacte de son échec reste nimbée de mystère. Certains chroniqueurs affirment qu'il aurait été garrotté après avoir été surpris en possession d’un abominable amalgame de restes de martyres, d’autres qu'il aurait sombré dans la folie en tentant d’assembler les quatorze exemplaires du saint Prépuce.
Józef Starczewski, le Prométhée néomoderne. Profondément marqué par l’architecture brutaliste et désireux d’inscrire l’architecture moderne dans sa propre histoire, il candidate en 1982 au concours d’architecture organisé par le président Mitterand pour moderniser le quartier de la Défense. Il propose l’idée révolutionnaire de tours de bureaux entièrement réalisées par l’assemblage des gravats de gratte-ciels effondrés. Tout d’abord séduit par la radicalité de l’idée, le Président décide pourtant d’exclure Starczewski après avoir visité le seul bâtiment jamais réalisé selon ses principes, le Leichnamgebäude (bâtiment-cadavre) de Berlin, amas désordonné de couloirs et de pièces récupérés dans les ruines du Berlin d’après-guerre et agglomérés au tractopelle. « C’est l’oeuvre d’un dément », se serait écrié Jean Nouvel, membre de la délégation. Peu de temps après, en 1986, le Leichnamgebäude s’effondre et avec lui les espoirs de gloire de Starczewski. Dévasté et ruiné, il se lance dans un grand projet d’igloos en glace fondue recyclée et part pour le pôle nord d’où il ne reviendra jamais.
John "Frank" Anstein, le Prométhée postmoderne. Tout aussi tragique mais moins grandiose est le destin du plasticien John Anstein. Profondément choqué par l’insuccès de son exposition « Regard de biais sur un corps qui est le mien », constituée d’une unique oeuvre, l’artiste lui-même, couché par terre à côté d’un panneau où était inscrit le mot « cadavre » (« C’est nul, on voit qu’il bouge », écrira Art Mag), John Anstein entreprend de se lancer dans la réalisation d’un véritable cadavre en volant des restes humains dans les morgues, « mais de façon ironique ». Un argument qui ne convaincra pas le juge lors de son procès.